La Grande Muraille de Mars - Alastair Reynolds

 
Indispensable

Les éditions du Bélial ont entrepris depuis quelques années de placer Alastair Reynolds au centre de leurs collections. En un peu moins de trois ans ce ne sont pas moins de deux novellas (La Millième Nuit - De l'Espace et du Temps), deux romans (Eversion - La Maison des Soleils), un dossier dans la revue Bifrost et plusieurs nouvelles publiées dans cette même revue que nous avons eu la chance de découvrir. Alors que la traduction d’un roman inédit en français, Halcyon Years, est annoncée, et que la réédition des nouvelles Diamond Dogs et Turquoise Days dans la collection Une-Heure-Lumière se prépare, c’est une autre œuvre majeure qui nous est proposée : La Grande Muraille de Mars. Ce recueil, composé de seize nouvelles, novelettes ou novellas dont douze inédites en français, révèle toute l’ingéniosité, le talent et l’imagination de l’auteur gallois.

Trois textes de ce recueil font partie intégrante du cycle des Inhibiteurs, considéré comme l'une des séries les plus abouties de ce début de XXIème siècle. Bien que ces récits s’inscrivent pleinement dans la saga, ils n’exigent pas d’en maîtriser l’univers pour en savourer l’essence. Seuls quelques lieux et noms familiers viendront raviver la mémoire des lecteurs déjà initiés. L'occasion de (re)découvrir la fragmentation de l'Humanité à travers l'espace et son évolution qui a donné naissance à des : les Fusionnés, les Démarchistes, les Ultras…  Chacune explore à sa manière les limites et les potentialités de l’humanité, que ce soit par la bioingénierie, l’intégration d’implants mécaniques ou neuronaux.

La Grande Muraille de Mars, nouvelle éponyme du recueil et premier texte chronologique du cycle, nous plonge sur la planète rouge, au cœur d’un conflit opposant les Fusionnés (dans cette traduction signée Pierre-Paul Durastanti, le terme Fusionné, plus évocateur, a été privilégié à celui de Conjoineur, utilisé dans les précédents romans parus aux Presses de la Cité) qui ont choisi la voie de la nanotechnologie pour atteindre un niveau extraordinaire de connexion interindividus à la Coalition qui réprouve ces pratiques. Nevil Clavain y est envoyé en mission diplomatique,  ultime tentative pour éviter l’escalade du conflit…

Zéphyr se déroule cent cinquante ans plus tard, dans l'espace interstellaire en pleine scène de piraterie. Ce récit nous présente la faction des Ultras et leur haine viscérale des Fusionnés. A bord du Pétronille, le capitaine Van Ness remarque qu'il est poursuivi par un vaisseau, plus rapide et mieux armé que lui. Grâce à un concours de circonstance, le Pétronille s'en sort, mais se retrouve avec à son bord Zéphyr, une Fusionnée, qui représentera leur seule chance de survie.

Le Dernier Journal de Bord du Lachrimosa nous transporte deux siècles plus tard. Un équipage découvre une grotte sur une planète volcanique et s'y aventure, espérant y trouver une technologie Fusionnée. Mais ils réalisent rapidement que la grotte est protégée par

Ces trois textes, aussi différents qu'ils soient, permettent à Alastair Reynolds d'esquisser les contours de son vaste univers : y sont déployées des technologies fascinantes, présentées des factions aux relations conflictuelles, et explorées les tensions qui les animent. Les deux premiers récits révèlent tout le talent de l’auteur : l’émerveillement y est constant, le souffle épique, la construction solide et crédible, le tout étant très addictif. Le troisième, en revanche, adopte une tonalité bien plus sombre, frôlant sans retenue l’horreur. Dérangeant et intrigant, il laisse l'auteur jouer sur un autre terrain. Cette différence de registre ne le rend pas moins captivant, bien au contraire. 

L'ensemble donne furieusement envie de se replonger dans le cycle des Inhibiteurs, avec peut-être, au fond, l’espoir secret de le voir un jour republié dans son intégralité…


Mais les écrits d'Alastair Reynolds ne se limitent pas aux Inhibiteurs ou aux confins de l'espace, ils explorent aussi des futurs plus ou moins proches sur une Terre postapocalyptique.

La Fille du Fabricant de Traineaux, nouvelle aux accents de fantasy médiévale est sans doute le texte le plus poignant et le plus sensible du recueil. L'histoire suit Kathrin Lynch, seize ans, fille du fabricant de traineaux, qui tente de rentrer chez elle sans subir d'agression sexuelle, un risque qu'elle connait malheureusement trop bien. Dans cet univers où la magie se dispute à la science, Alastair Reynolds aborde une réalité crue et intime. Un texte marquant.

La Voleuse d'Eau nous projette dans un futur sombre où les dérèglements climatiques ont poussé les populations dans d’immenses camps de réfugiés. Le travail, rare et mal rémunéré, ne s’effectue plus que via la réalité virtuelle. À travers le quotidien d’un de ces travailleurs, le récit dépeint la lutte quotidienne pour survivre. Moins flamboyant que les autres textes, cette nouvelle offre un regard pessimiste sur notre avenir, mais une lueur d’espoir persiste.

Grand Sommeil nous plonge deux siècles dans l'avenir. Un homme se réveille de son sommeil cryogénique et découvre un monde bien éloigné des promesses d’un futur radieux. Confronté à une réalité de guerre, de solitude et de survie, il doit choisir : retourner à l’hibernation ou assumer la maintenance d’une plateforme abandonnée. Ce long texte, riche et original, explore des thèmes profonds — vie, survie, IA et isolement — avec une intensité rare.


L'Intelligence Artificielle et les Robots tiennent une place majeure dans l'œuvre d'Alastair Reynolds. Intégrés à ses univers, ils en constituent bien plus que de simples éléments de décor : ils façonnent les contextes, alimentent les intrigues et, dans certains récits, en deviennent les pivots centraux.

Capsule d'Urgence nous plonge au cœur d’une guerre futuriste, où les soldats blessés sur le champ de bataille sont placés dans des capsules médicales dirigées par une IA, le temps d’être soignés avant leur rapatriement loin des zones de combat. Mais lorsque la situation impose un isolement prolongé, l’humain blessé peut reprendre le contrôle du robot pour s’extraire seul de la zone hostile. Alastair Reynolds joue sur la dualité Humain/Machine avec finesse, montrant leurs limites respectives et s'interrogeant sur ce qui les différencie.

A Babelsberg, l'intrigue principale s'articule autour de Vincent, une IA ayant cartographié le système solaire avant de revenir sur Terre. Médiatisée à outrance, elle enchaîne les émissions télévisées et les événements publics pour promouvoir ses exploits. Pourtant, ses propos sont contredits par une autre IA, déclenchant une joute médiatique aussi absurde que savoureuse. À la fois drôle et mordant, ce récit dépeint avec ironie les et les rivalités entre intelligences artificielles.

Fureur relate une tentative d’assassinat contre le grand empereur galactique. Son chef de la sécurité, chargé d’en identifier le commanditaire, parcourt la galaxie dans une quête qui bouleversera son existence. Si les IA y jouent un rôle clé, leur véritable importance ne se révèle qu’au fur et à mesure de la lecture. Avec ses accents rappelant l’âge d’or de la science-fiction (un hommage à Isaac Asimov ?) cette nouvelle interroge sur les conséquences de nos actes et le poids des responsabilités morales.


Quels que soient les sujets développés, les décors cosmiques servent souvent de toiles de fond aux histoires d'Alastair Reynolds. Auteur protéiforme, il excelle dans des registres variés, comme en témoignent les deux textes du recueil consacrés à l’art, aussi inventifs que poétiques. 

Bleu Zima, nouvelle mise en lumière par son adaptation dans la série Love, Death & Robots (Netflix), nous plonge dans l’univers de Zima, artiste extrême s’apprêtant à donner sa dernière représentation avant de disparaître de la scène publique. Échappant aux journalistes, il accorde enfin une interview à Carrie, qui le suit depuis des années à travers la galaxie. Il y confie l’origine de son obsession pour le bleu, cette couleur qui a imprégné toute son œuvre, et évoque sa dernière création, un retour aux sources aussi intime que mystérieux.

Avec Vanité, l'auteur plonge l'art dans la démesure avec la sculpture d'astéroïdes, abandonnés aux lois de la physique pour être admirés par les voyageurs de l’espace. Loti Hung, sculptrice de génie, est confrontée à son passé quand un détective privé lui parle d’une de ses œuvres, réalisée un demi-siècle plus tôt, et de ses conséquences inattendues.

Ces deux récits à la fois immersifs et déroutants, mêlent démesure et humanité. L’art y est tour à tour éphémère et éternel, mais jamais sans folie ni courage. L’auteur y explore la vulnérabilité de l’artiste, tiraillé entre le désir de reconnaissance et la fragilité de sa condition.


Cependant c'est dans les space et planet opera qu'Alastair Reynolds nous offre les plus grands et plus beaux moments d'émerveillement.

Dans Le Viel Homme et la Mer de Mars on suit une jeune fille quittant clandestinement sa colonie martienne à bord d'un cargo autonome, direction une cité lointaine. Mais le voyage ne se passe pas comme prévu et une halte au milieu du désert martien va bouleverser la perception de tout ce qu'elle tenait pour acquis. En quelques pages, Alastair Reynolds dresse un décor à la fois réaliste et immersif, où science et émotion s’entrelacent avec brio. À travers ce récit de terraformation, il nous parle de notre finitude, de notre résilience et des traces que nous laissons dans le temps. Simple, efficace et inoubliable.

Dans L’Apprenti du Chirurgien des Étoiles, un jeune homme n’a qu’une obsession : quitter l’astroport de Juntura, coûte que coûte. Il embarque à bord de la Dame de Fer où il devient, par hasard, l’apprenti du chirurgien du vaisseau. Ce récit de piraterie spatial, au ton pulp et sombre, explore un transhumanisme poussé à l'extrême : augmentations radicales, corps modifiés au delà du raisonnable. Alastair Reynolds mêle suspense et horreur, tout en interrogeant les conséquences éthiques et physiques de ces métamorphoses. Une nouvelle dont l'ambiance et les thèmes rappellent inévitablement les Ultras de l’univers des Inhibiteurs.

Les Fleurs de Minla s’inscrit dans un triptyque de nouvelles consacrées à Merlin, dont seul ce texte a, à ce jour, été traduit en français. Alors qu’il parcourt la galaxie via la Voiliance, ce réseau de voyage relativiste entre les étoiles, Merlin est brutalement éjecté de la voie après une avarie. Livré à la dérive, son vaisseau repère une étoile autour de laquelle orbite Lécythe, une planète terrestre en proie au chaos. Sur place, deux factions rivales s’entredéchirent, tandis que le soleil menace de s’éteindre. L’exode est leur seule chance de survie… mais la technologie leur fait cruellement défaut. Merlin leur offre alors une aide scientifique, sans se douter qu’elle sera détournée à des fins bien moins nobles. Alastair Reynolds décline ses thèmes de prédilection livrant une vision pessimiste de l'humanité. Sa critique est acerbe. L'Homme égoïste et courtermiste préfère dépenser son énergie à détruire qu'à construire.

Troika nous narre l'histoire de Dimitri Ivanov s’évadant d’un asile aux portes de la Cité des Étoiles. Cosmonaute brisé, il fut l’un des trois envoyés vers la Matriochka, cette dans notre système solaire. Entre sa fuite désespéré et ses souvenirs de missions, Alastair Reynolds déploie une double narration : scientifique, par la découverte et l'exploration de l'insondable artefact ; politique, par les jeux pouvoir qui entourent la découverte.

Par-delà le Rift de l'Aigle nous emmène dans un futur lointain où l'humanité s'est dispersée à travers la galaxie, grâce à un réseau de trous de ver hérité d’une civilisation extraterrestre disparue. Personne ne maîtrise cette technologie mais elle reste fiable… ou presque. Un dysfonctionnement mineur allonge le voyage de quelques jours, une défaillance majeure plonge les voyageurs dans un périple beaucoup plus long que prévu. Avec ce récit, Alastair Reynolds signe le texte le plus ébouriffant du recueil. Le Sense of Wonder atteint son paroxysme, porté par un double twist qui laisse le lecteur sans voix, confronté à l’immensité de l'espace et à la .

Pour conclure, La Grande Muraille de Mars est un chef d'œuvre de (hard) science-fiction. Exploration spatiale, vaisseaux extraterrestres, robots et de l'Intelligence Artificielle, art, politique, questions sociétales... Alastair Reynolds mêle tout cela avec une rigueur scientifique implacable, des personnages profonds et une émotion palpable. Indispensable.


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